1)
2000 ans d'histoire :
Il semble que le
Mont Tombe, à l'étymologie obscure (du latin
" Tumulus " qui peut signifier à la fois
sépulture et lieu élevé, ou du celte
" Tun ", éminence), fut très tôt
un lieu d'intenses dévotions. Cerné par la légendaire
forêt de Scissy, ce tertre naturel servait vraisemblablement
de lieu de cérémonie aux druides gaulois.
Lorsque débuta
l'évangélisation de l'actuelle Normandie (le
premier évêché attesté, celui de
Rouen, apparaît au IIIe siècle), les membres
du nouveau clergé mirent un soin tout particulier à
occuper les emplacements précédemment voués
au paganisme. C'est ainsi que s'installèrent probablement
sur le Mont Tombe quelques ermites au milieu du VIe siècle.
C'est à l'évêque
d'Avranches Aubert que nous devons en 708 l'implantation d'une
première communauté cénobitique sur le
fameux rocher. La légende rapporte que le pieux ministre
de Dieu reçut nuitamment la visite de l'archange Michel,
lui intimant l'ordre de bâtir sur le Mont un sanctuaire
à sa gloire. Apeuré et incrédule, Aubert
vit d'abord dans cette apparition surnaturelle l'uvre
de quelque diablotin envoyé là pour le tourmenter.
Il ne fallut pas moins de trois tentatives au chef des milices
célestes pour parvenir à ses fins. Lors de cette
troisième et dernière rencontre, Michel se fit
plus impérieux et posa son doigt sur la tête
de l'évêque. Le pauvre clerc en conserva un trou
dans le crâne. L'inspiration divine pouvait ainsi plus
aisément y pénétrer. La relique de saint
Aubert conservée en la basilique Saint-Gervais d'Avranches,
fort opportunément découverte au XIe siècle,
porte effectivement la trace d'un tel stigmate. Michel expliqua
à Aubert qu'il trouverait sur l'îlot un taureau
volé par un larron. C'est à cet endroit même
qu'il devrait implanter un oratoire recouvrant l'exacte surface
piétinée par l'animal.
Aubert obtempéra
et trouva effectivement le taureau à l'endroit indiqué.
Il s'empressa d'y bâtir l'oratoire réclamé.
Il fut dédicacé le 16 octobre 709 et pourvu
d'un collège de chanoines pour le desservir. Le Mont
Tombe devint très vite un lieu de pèlerinage
prisé.
L'archange est un
habitué de ce type d'apparitions. La première
recensée date de 490 et eut lieu au Monte Gargano,
en Italie méridionale. Il affectionne les lieux élevés
et les bovidés occupent souvent une place centrale
dans sa légende. Il ordonne généralement
de christianiser un site antérieurement dévolu
aux rites païens. L'allégorie est saisissante
: saint Michel (incarnation de l'esprit divin) terrasse sans
cesse le dragon du paganisme (incarnation de l'esprit du mal)
conformément aux versets de l'Apocalypse : " Il
y eut un combat dans le ciel. Michaël et ses anges combattirent
contre le dragon. Et le dragon lui aussi combattait avec ses
anges. Mais il n'eut pas le dessus. Il ne se trouva pas de
place pour eux dans le ciel. " (Ap. 12,7-8)
2) Une abbaye florissante
:
Sans doute pillé
durant les invasions scandinaves, le sanctuaire montois maintint
néanmoins un semblant de vie cultuelle dans la tourmente.
Quelques chanoines étaient encore présents dans
les lieux lorsque le duc de Normandie Richard Ier (942-996)
appela douze moines de Fontenelle (aujourd'hui l'abbaye de
Saint-Wandrille) pour y fonder une abbaye (966) et y instaurer
la sévère règle bénédictine.
L'institution naissante
reçut en abondance biens et legs de toutes parts. Les
ducs de Normandie figurèrent de loin au rang premier
de ses bienfaiteurs et la puissance foncière de l'abbaye
devint considérable. Dans la société
médiévale, la terre constituait la principale
source de richesse. La construction d'une grande église
romane débuta vers 1020 pour s'achever vers 1080. Elle
figure sur la fameuse Tapisserie de Bayeux, exécutée
en Angleterre après 1070.
L'établissement
atteignit son apogée au XIIe siècle. La sage
administration des abbés Bernard le Vénérable
(1131-1149) et Robert de Torigny (1154-1186) accrut encore
son aura dans le nord-ouest européen. Sa bibliothèque
et la qualité de son enseignement étaient particulièrement
renommées et il fournit maints cadres à l'Eglise
anglo-normande. De nombreux travaux furent réalisés
à cette époque.
En 1203, l'abbaye
prit une part active aux luttes entre le roi d'Angleterre
et duc de Normandie Jean sans Terre et le roi de France Philippe
Auguste, en choisissant ouvertement le camp du premier. Les
Bretons, alliés du Capétien, tentèrent
vainement de s'emparer du Mont la même année
et y boutèrent le feu. La plupart des ouvrages conventuels
édifiés au siècle précédent
disparurent dans le sinistre. Il fallut donc reconstruire
et c'est le roi de France en personne qui fournit les sommes
nécessaires aux réparations sur sa cassette.
De cette époque datent notamment les bâtiments
de la Merveille (1211-1218). Le beau cloître à
colonnettes fut achevé en 1228. L'abbaye s'enorgueillit
d'au moins deux visites royales en ces temps désormais
plus paisibles : Louis IX en 1256 et Philippe IV le Bel en
1311.
Mais le spectre de
la guerre se réveilla à nouveau au milieu du
XIVe siècle. Dès 1357, l'abbé Nicolas
le Vitrier entamait l'élévation d'une enceinte
protectrice. Il fallait autant se préserver des armées
anglaises que des bandes de pillards sans foi ni loi qui sillonnaient
les campagnes. L'abbaye fut néanmoins épargnée
jusqu'au XVe siècle. Signe de mauvais augure, le chur
de l'abbatiale romane s'effondra en 1421. Les Anglais mettaient
le siège devant le Mont Saint-Michel trois ans plus
tard (28 septembre 1424). Ils lui imposèrent un blocus
terrestre et maritime sans toutefois parvenir à isoler
complètement le Mont : durant les nuits sans lune,
les pêcheurs des environs parvenaient à ravitailler
la citadelle. Le 24 juin 1425, une flotte originaire de Saint-Malo
attaqua les bâtiments anglais et desserra l'étau.
Elle donna au royaume de France l'une de ses rares victoires
en ces temps de grande misère.
Louis d'Estouteville,
commandant de la place à partir de 1425, renforça
les défenses et résista courageusement à
toutes les attaques avec simplement une poignée d'hommes
à sa disposition.
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3) Grandeur et décadence
:
La première
tâche qui incomba aux moines après guerre fut
de reconstruire le chur écroulé depuis
1421. Le chantier s'ouvrit en 1444 mais ne s'acheva qu'en
1521. A compter du milieu du XVIe siècle, l'abbaye
entama son déclin et les pèlerins, source de
profits, se firent plus rares. Elle n'était plus que
l'ombre d'elle-même lorsque les révolutionnaires
expulsèrent les derniers locataires, en 1789.
Les religieux revinrent
à l'abbaye dès 1793, mais comme prisonniers.
300 d'entre eux ayant refusé allégeance à
la République y furent internés jusqu'en 1795.
Rebaptisé Mont Libre, les bâtiments furent convertis
en prison ! Un comble ! En 1811, ils devenaient maison centrale
et en 1817, maison de force avec des quartiers de détention
pour hommes et femmes, partageant en cela le sort de Clairvaux
ou de Fontevraud. Vestige de cet âge carcéral,
la grande roue à écureuil qui servait de monte-charge.
C'est paradoxalement
cette étrange destinée qui la sauva de la destruction.
A peu près à la même époque (1802),
un marchand de bois de Canteleu (Seine-Maritime) sans scrupules
achetait Jumièges pour la dépecer et l'hallali
dura presque 50 ans.
Victor Hugo visita
le Mont en 1836 et s'exaspéra d'un cinglant : "
On croirait un crapaud dans un reliquaire. " Napoléon
III mit fin à ce scandale en 1866 et l'abbaye commença
à être restaurée. Elle constitue depuis
l'un des joyaux du patrimoine français et une vie monastique
y a repris en 1969. Mieux, le Mont Saint-Michel est reconnu
depuis 1979 comme patrimoine mondial. Il est désormais
intemporel et universel.
Les aménagements
se succédèrent donc au Mont dix siècles
durant. Ils se superposèrent les uns aux autres en
un incroyable enchevêtrement de styles artistiques.
Tous les grands courants architecturaux de l'époque
médiévale y sont représentés :
préroman (Notre-Dame-sous-Terre), roman (nef de l'abbatiale),
tous les styles gothiques dans la Merveille, avec le cur
de l'abbatiale, le réfectoire des moines, la Salle
dite des Chevaliers (ancien scriptorium), le cloître
suspendu entre ciel et terre, et même néo-gothique
(le clocher, sa flèche et son archange doré).
La baie fait aujourd'hui l'objet de travaux gigantesques pour
éviter l'ensablement du site.
4) Hugo et le Mont-Saint-Michel
:
Rencontre de géants
! Deux monuments face à face! Le rêve de pierre
émerveille le génie de la plume. La visite de
Victor Hugo à la prison du Mont Saint-Michel (1836)
arrache au grand écrivain ces quelques lignes d'anthologie
adressées à sa femme :
" J'étais hier au Mont Saint-Michel. Ici, il faudrait
entasser les superlatifs d'admiration, comme les hommes ont
entassé les édifices sur les rochers et comme
la nature a entassé les rochers sur les édifices.
Mais j'aime mieux commencer platement par te dire, mon Adèle,
que j'y ai fait un affreux déjeuner. Une vieille aubergiste
bistre a trouvé moyen de me faire manger du poisson
pourri au milieu de la mer. Et puis, comme on est sur la lisière
de la Bretagne et de la Normandie, la malpropreté y
est horrible, composée qu'elle est de la crasse normande
et de la saleté bretonne qui se superposent à
ce précieux point d'intersection. Croisement des races
ou des crasses, comme tu voudras.
J'ai visité
en détail et avec soin le château, l'église,
l'abbaye, les cloîtres. C'est une dévastation
turque. Figure-toi une prison, ce je ne sais quoi de difforme
et de fétide qu'on appelle une prison, installé
dans cette magnifique enveloppe du prêtre et du chevalier.
Un crapaud dans un reliquaire. Quand donc comprendra-t-on
en France la sainteté des monuments ? A l'extérieur,
le Mont Saint-Michel apparaît comme une chose sublime,
une pyramide merveilleuse assise sur un rocher énorme
façonné et sculpté par le Moyen Age.
À l'intérieur, le Mont Saint-Michel est misérable.
C'est un village
immonde où l'on ne rencontre que des paysans sournois,
des soldats ennuyés et un aumônier tel quel.
Dans le château tout est bruit de verrous, bruit de
métiers, des ombres qui gardent des ombres qui travaillent
(pour gagner vingt-cinq sous par semaine), des spectres en
guenilles qui se meurent dans des pénombres blafardes.
Sous les vieux arceaux des moines, l'admirable salle des chevaliers
devenue atelier où l'on regarde par une lucarne s'agiter
des hommes hideux et gris qui ont l'air d'araignées
énormes. La nef romane changée en réfectoire
infect ; le charmant cloître à ogives transformé
en promenoir sordide...
Voilà le Mont
Saint-Michel maintenant.
Pour couronner le
tout, au faîte de la pyramide, à la place où
resplendissait la statue colossale dorée de l'archange,
on voit se tourmenter quatre bâtons noirs. C'est le
télégraphe. Là où s'était
posée une pensée du ciel, le misérable
tortillement des affaires de ce monde. C'est triste. "
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