Naissance d'une forteresse
d'exception :
Gisors apparaît
pour la première fois dans les textes anciens sous
la plume d'un clerc anglo-normand nommé Orderic Vital.
En 1097, le roi d'Angleterre Guillaume le Roux, régent
du duché de Normandie en l'absence de son frère
Robert Courteheuse parti pour la Terre Sainte (Première
Croisade), donna l'ordre à Robert de Bellême
de construire un château sur la rivière Epte.
Ce petit cours d'eau, affluent de la Seine, marquait depuis
911 la frontière traditionnelle entre le royaume de
France et les terres des maîtres de la Basse Seine.
Elle tronçonnait donc le Vexin en deux parts à
peu près égales. Au fil du temps, ses rives
se hérissèrent de chaque côté d'une
multitude de châteaux : Trie, Boury, Chaumont (Oise)
côté français ; Château-sur-Epte,
Dangu, Neaufles-Saint-Martin (Eure) côté normand.
Orderic décrit le rôle exact de la nouvelle place
dans ce puissant dispositif : " Le roi Guillaume fit
bâtir à Gisors un château très fort,
qui, jusqu'à ce jour [ndlr : l'auteur écrit
entre 1123 et 1141] a servi de défense avancée
à la Normandie contre Trie, Chaumont et Boury. "
Gisors fut bien vite
au cur des conflits entre Anglo-normands et Français.
Mais la position privilégiée de la forteresse,
à la limite des deux états, en fit également
un lieu de rencontre prisé des deux partis. Louis VI
le Gros et Henri Ier Beauclerc y eurent une première
entrevue dès 1113.
En 1123, une bande
de séditieux tenta de soustraire par trahison Gisors
au pouvoir du roi d'Angleterre, avec l'intention manifeste
de la remettre au roi de France. Un réflexe de survie
du gouverneur Robert de Chandos et une prompte réaction
de Henri Beauclerc, contraignirent les rebelles à prendre
le large. C'est sans doute peu après ces événements
que Beauclerc décida de raffermir les défenses
de sa forteresse clef et de quelques autres. Rouen,
Falaise (Calvados), Arques
(Seine-Maritime) et Vernon (Eure) firent également
l'objet d'importantes campagnes de travaux. Le roi accueillit
la même année le pape Calixte II " in castello
Gisorth " (dans le château de Gisors).
Plantagenêts
et Capétiens :
La mort de Henri
Beauclerc (1135) ouvrit pour la Normandie une période
d'incertitude successorale. Sa fille et unique héritière
légitime, Mathilde l'Emperesse (ainsi surnommée
en raison d'une première union avec l'empereur germanique
Henri V et remariée après son veuvage au comte
d'Anjou Geoffroi Plantagenêt), vit ses droits contestés
par son cousin germain, Etienne de Blois. Le roi Louis VII
prit fait et cause dans ce conflit pour les époux angevins.
Geoffroi mena une dure guerre en Normandie et parvint enfin
à la conquérir complètement en 1144.
Louis reçut l'année suivante pour prix de son
soutien une large partie du Vexin normand, que ses ancêtres
convoitaient depuis longtemps, ainsi que les places de Gisors,
Neaufles-Saint-Martin, Dangu, Gamache, Etrépagny, Hacqueville,
Châteauneuf, Beaudemont et Noyon-sur-Andelle (toutes
dans l'Eure).
Une rencontre entre
Henri II Plantagenêt (héritier du couple Mathilde-Geoffroi)
et Louis VII eut lieu à Gisors en 1158. Les souverains
s'y jurèrent la paix et conclurent un contrat de mariage
entre Henri, fils aîné du monarque anglais, et
Marguerite, fille de Louis. Les deux tourtereaux étaient
respectivement âgés de 3 ans et 6 mois ! La jeune
princesse apportait en dot dans la corbeille nuptiale le Vexin
normand et toutes ses places fortes. Pour garantir le respect
des clauses de l'accord, un parti neutre fut chargé
de l'administration de ce patrimoine : les Templiers. C'est
ainsi que le fameux ordre occupa le château de Gisors
à compter de 1158. En 1160, Henri Plantagenêt
fit célébrer la noce des deux enfants et prit
peu après officiellement possession de la dot de sa
petite bru (1160 ou 1161). Les Templiers quittèrent
alors Gisors et la frontière franco-normande revint
à l'Epte.
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Durant tout son règne,
Henri II n'eut de cesse d'augmenter les défenses de
Gisors. Les comptes de l'Echiquier de Normandie pour la seule
année 1184 font état de 2651 livres - somme
colossale pour l'époque - de dépenses. Nous
lui devons la grande enceinte toujours visible de nos jours
et la plupart des tours de flanquement. Chantier permanent,
l'intérêt porté au site se justifiait
par son importance stratégique vitale.
Auguste contre Cur
de Lion :
A Louis VII et Henri
Plantagenêt succédèrent respectivement
Philippe Auguste (1179/1180) et Richard Cur de lion
(1189). Duel de géants ! L'année même
de l'avènement de Richard, un gigantesque incendie
embrasa, selon le moine Rigord, le château de Gisors.
En 1193, Philippe mit à profit l'absence de son bouillant
rival (Troisième Croisade) pour s'emparer du Vexin
normand et donc de Gisors. Pour la deuxième fois en
un siècle les Capétiens parvenaient à
faire sauter le verrou fortifié de l'Epte. Richard
réagit promptement dès son retour (1194) et
tenta de reconquérir le terrain perdu en Normandie
comme en Berry. Il infligea notamment à son rival une
cruelle défaite à Fréteval (Loir-et-Cher),
le 3 juillet 1194. Philippe perdit dans l'affaire un peu de
son prestige
et ses précieuses archives.
Après d'innombrables
escarmouches, sièges brefs et rixes diverses, les deux
monarques se retrouvèrent enfin pour évoquer
la paix au Vaudreuil (Eure), le 1er novembre 1195, puis près
de la forteresse d'Issoudun
(Indre), le 5 décembre 1195. Des pourparlers sortit
un traité signé en bonne et due forme à
Gaillon, le 14 janvier 1196. De ses conquêtes des années
précédentes Philippe ne conservait plus que
les places de Gisors, Neaufles, Vernon, Pacy-sur-Eure, Ivry,
Gaillon et le Vexin Normand. Richard recouvrait Issoudun,
Graçay et recevait la promesse -théorique- que
le roi de France n'interviendrait plus dans ses affaires.
Mais la Normandie était officiellement amputée
de son flanc oriental et la route de Rouen se trouvait complètement
dégagée face à un éventuel assaut
français. Pour fermer l'accès à la capitale
normande et suppléer à tous ces châteaux
irrémédiablement perdus de la vallée
de l'Epte, Richard décida de faire bâtir au dessus
de la ville d'Andeli l'énorme Château-Gaillard.
Perte de l'intérêt
stratégique :
Gisors perdit alors
son rôle militaire et devint une prison royale. Philippe
Auguste y fit ajouter l'une de ses grosses tours rondes (Tour
du Prisonnier) qui marquent indiscutablement le passage de
ses architectes dans une place forte. D'autres constructions
du même type sont toujours visibles à Verneuil-sur-Avre
(Tour Grise), Villeneuve-sur-Yonne,
Chinon (Tour du Coudray),
Falaise (Tour Talbot),
Lillebonne, Montlhéry, Rouen
(Le Donjon), Issoudun
(Tour Blanche), Vernon (Tour des Archives) et Dourdan.
Le grand maître
déchu de l'ordre du Temple, Jacques de Molay, effectua
dans cette tour un court séjour en 1314, selon la Chronique
rimée de Geoffroi de Paris. Curieux clin d'il
de l'histoire, il avait au préalable pu apprécier
l'art consommé des bâtisseurs de Philippe Auguste
lors d'un passage à Chinon (1308).
Gisors connut encore
quelques épisodes guerriers durant la Guerre de Cent
Ans. En 1419, la place se rendit au duc de Clarence. Il fallut
attendre 1449 pour que Charles VII soit définitivement
en mesure de la reprendre.
Comme toutes les
places médiévales, Gisors connut une désaffection
dans les premières années du XVIe siècle
avant d'être déclassée par Sully en 1591.
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